Double tranchant [PV Beatrix]

« New York City. 03:21 du matin. Quartier mal famé du Bronx.

Le silence. Témoin invisible et muet qui se fondait dans les ténèbres de la nuit, s'insinuant voluptueusement dans chaque recoin de rue, chaque interstice entre les bâtiments et enserrant toute chose dans une étreinte glaciale et pénétrante. Dame Nuit régnait en maîtresse absolue sur ce quartier des hommes, enveloppant la rue de son manteau d'ombres et d'obscurité, imposant avec elle l'immobilité la plus totale tandis que la ville avait sombré dans un sommeil lourd et reposant. Un calme souverain se faisait ressentir, fragiles instants d'éternité, tandis qu'on eût dit qu'une quelconque puissance de ce monde avait stoppé l'écoulement du temps. Pas un chat, personne. Pas même une légère brise pour faire bruisser avec poésie les feuilles des arbres, dans une complainte secrète murmurée à l'oreille des étoiles. Les réverbères eux mêmes semblaient avoir du mal à percer la nuit abyssale qui les entourait, éclairant faiblement les profondeurs noires et opaques contre lesquelles ils se dressaient dans une vaine tentative de repousser la nuit envahissante. L'un d'entre eux, celui qui était posté au coin du tournant, luttait désespérément contre les ténèbres. Pâle lueur tremblotante et irrégulière, c'était le dernier signe d'activité qui donnait encore un semblant de vie à l'ensemble. Il ne montrait plus le chemin que par intermittence, faiblissant de plus en plus dans une agonie démesurée. Il finit cependant par rendre l'âme, laissant les passants inexistants perdus dans les ombres menaçantes de ce quartier mal famé qu'il n'était pas bon de fréquenter, surtout à une heure aussi tardive.

Ombre parmi les ombres, Dimitri était là, plongé dans le silence d'une immobilité presque totale. Accroupi, ses yeux céruléens, froids et durs comme de l'acier, observaient le coin de la rue qui était plongé dans la pénombre. Son visage affichait une expression sévère, reflet de ce qu'il ressentait lui-même en son for intérieur envers le monde qui l'entourait. L'adrénaline brûlait encore dans ses veines, courant avec vigueur le long de son corps et lui enjoignant d'une manière impérieuse de sortir de sa cache pour aller les affronter et les détruire un par un, dans un violent accès de rage, tranchant et meurtrier, qui les réduiraient à l'état sanguinolent de carcasses dépecées. Ils n'étaient que deux, certes, mais il avait appris à se méfier des armes de ces humains pathétiques. Justement, les voilà qui approchaient.

La voiture de police tourna lentement au coin de la rue, roulant prudemment au pas pour avoir le temps de percer les ombres secrètes de la nuit et d'anticiper un quelconque danger éventuel. L'intense lumière blanche du projecteur embarqué inonda de mille feux l'impasse dans laquelle se trouvait Dimitri, faisant fuir les ténèbres et projetant sur le mur les déformations irréelles des ombres. Il plissa les yeux, ébloui par tant de luminosité, et resserra l'emprise de sa main gauche sur le manche en cuir de son couteau. Dans un lent grincement de métal, les freins protestèrent et la voiture s'arrêta, devant l'entrée de la ruelle sans issue. Un instant, un court et bref instant, on eût dit que le conducteur allait se décider à repartir. Ce ne fut pas le cas cependant, arrêté par sa collègue qui lui fit signe de s'arrêter.

- Attends. Je vais aller vérifier. »

Ils sortirent tout les deux de la voiture avec précaution, le conducteur restant en arrière en cas de nécessité, prêt à utiliser son arme si besoin. Il fallait toujours se méfier dans ce boulot, toujours. Quelque soit l'heure et l'endroit. C'était comme ça qu'on avait le plus de chance de survivre, qui plus est avec tout ces mutos qui pullulaient désormais presque comme des petits pains dans les rues. L'agent de terrain Farman, une femme ayant autour de la trentaine, en avait vu d'autres dans sa carrière et était prête elle aussi. Ils patrouillaient depuis plusieurs soirs, à la recherche d'un individu suspect qui rôdait depuis quelques temps dans le quartier. Le dernier signalement en date datait d'il y a à peine quelques minutes.

La ruelle était sale et crasseuse, emplies de détritus et d'ordures, jonchant le sol tels des cadavres de moisissures. Une légère vapeur pestilentielle remontait d'une bouche d'égout mal fermée, flottant dans l'air froid en lourdes et lentes volutes blanchâtres, sublimées dans la lumière ardente de la voiture. Dimitri observa la femme se rapprocher du fond de la ruelle, aux aguets. Il la détailla attentivement du regard, observant avec intérêt l'une de ces personne qui se disaient gardien de la loi et de la paix. Foutaises bien entendu, chaque fois qu'il avait eu affaires à eux ç'avait dérapé. Son rythme cardiaque s'accéléra tandis qu'il respirait plus profondément. S'il venait à être découvert il n'aurait pas beaucoup de marge de manœuvre.

Un pas après l'autre, dans un silence et une prudence absolue, il la vit s'approcher d'encore plus près de l'endroit où lui même se trouvait. Tendu, il attendit la suite des événement. D'où il était il pouvait voir son visage, ses traits fins et ses cheveux tirés en arrière en une courte queue de cheval. Il pouvait même presque entendre sa respiration dans l'air, expirant régulièrement un petit nuage de vapeur cristalline qui se dissipait. Soudain, quelque chose bougea tout au fond de la ruelle, derrière une benne à ordure, et une jante de métal rouillé roula maladroitement jusqu'au centre de la ruelle, dans un écho métallique tranchant, avant de s'immobiliser dans un fracas résonnant. Farman focalisa son attention dans la direction d'où était venu le bruit tandis que Dimitri retint son souffle d'appréhension. D'où il était il pouvait l'atteindre avant même qu'elle n'ait le temps de faire quoique ce soit pour réagir. Les jointures de sa main gauche étaient blanches à force de serrer son arme et il dut se retenir de ne pas lui sauter sur le dos.

D'un geste brusque et assuré par des années d'entraînement et de pratique, L'agent de police fit brutalement irruption derrière la benne à ordure et pointa son arme en direction de ca qui avait bougé. Un feulement atroce se fit entendre dans la nuit tandis qu'un chat de gouttière sortit du carton ou il était planqué avant de s'enfuir à toute vitesse, provoquant par la même occasion une peur bleue aux trois personnes présentes.

Dimitri, en réalité planqué en hauteur, profita de cet instant de distraction pour s'enfuir par la voie des airs. Prenant appui sur le mur, il sauta jusqu'à la paroi de briques en face de lui, située trois mètres plus loin. Il pénétra un bref instant dans le halo de lumière projeté par la voiture et, prenant appui sur une gouttière, il sauta vers le rebord du toit dans un horrible grincement métallique. Niveau discrétion, c'était raté. Un petit éclat d'étincelles apparu juste à côté de son épaule, sur le mur de briques, accompagné par le bruit d'un coup de feu tiré. L'homme resté près de la voiture l'avait manqué de peu. Ombre furtive de la nuit, il n'attendit pas un autre avertissement pour se hisser sur le toit avec la légèreté qui caractérise son pouvoir. La femme tira elle aussi, mais trop tard. Les gyrophares rouge et bleu de la voiture de police s'allumèrent, mais là où il allait ils ne pourraient pas le suivre.

Les toits, solution de fuite qu'il préférait où personne ne pourrait jamais le suivre. Sautant d'un bâtiment à l'autre, il n'avait pas vraiment de difficultés à franchir l'espace qui les séparaient. Il savait que c'était dû à sa condition de mutant, même s'il ignorait réellement la véritable nature de son pouvoir. Parvenu quelques pâtés de maison plus loin, il pouvait encore entendre d'où il était le bruit de la sirène. Il faudrait vraiment qu'il pense à se faire oublier et à changer de quartier, il était véritablement devenu trop connu dans celui-ci. Accroupi sur le rebord d'un toit, il observa l'endroit où il était arrivé. A priori calme. Parfait, il ferait mieux de profiter de cette accalmie pour rentrer chez lui.

Si on pouvait encore appeler un squat pourri chez soi... »